Saisine du Conseil constitutionnel en date du 18 octobre 2006 présentée par plus de soixante sénateurs, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, et visée dans la décision n° 2006-542 DC

Version initiale



  • LOI RELATIVE AU CONTRÔLE
    DE LA VALIDITÉ DES MARIAGES


    Monsieur le président du Conseil constitutionnel, mesdames et messieurs les membres du Conseil, nous avons l'honneur de soumettre à votre examen aux fins d'invalidation pour inconstitutionnalité l'ensemble de la loi relative aux contrôles de la validité des mariages et en particulier les articles 3 et 7, § II.


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    I. - Sur l'article 3 de la loi


    Ce texte instaure un contrôle particulièrement contraignant des mariages à l'étranger et des procédures de transcription du mariage sur les registres de l'état civil. En particulier, il ressort de la combinaison des différentes dispositions du texte déféré la mise en place d'une politique de dissuasion forte à l'égard du mariage des étrangers avec des Français et plus largement l'intensification d'un principe de suspicion autour de la vie privée et familiale des étrangers.
    La lutte légitime contre les mariages frauduleux, et notamment les mariages forcés contre le libre consentement de l'un ou des deux époux, doit être soutenue. Elle ne doit cependant pas aboutir à un régime draconien caractérisé par un ensemble de contraintes juridiques et administratives manifestement disproportionnées par rapport au but à atteindre.
    Or, la combinaison notamment des dispositions nouvelles édictées par l'article 3 de la loi comme de celles de l'article 7, § II, conduit à méconnaître les articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 qui garantissent la liberté personnelle dont la liberté du mariage est une composante.
    Cela résulte de votre propre jurisprudence.
    Ainsi, en 1993, le législateur avait déjà mis en place un dispositif de lutte contre l'utilisation frauduleuse du mariage : lorsqu'il existait des indices sérieux laissant présumer que le mariage était envisagé dans un but autre que l'union matrimoniale, l'officier de l'état civil avait la possibilité de saisir le procureur de la République qui pouvait décider qu'il serait sursis à la célébration du mariage pour une durée ne pouvant excéder trois mois, afin de permettre les enquêtes nécessaires. Cette disposition a été censurée en ces termes par la décision n° 93-325 DC du 13 août 1993 (cons. 107) : « En subordonnant la célébration du mariage à de telles conditions, ces dispositions méconnaissent le principe de la liberté du mariage qui est une des composantes de la liberté individuelle ; que, dès lors que celles-ci ne sont pas séparables des autres dispositions de l'article 175-2 du code civil, cet article doit être regardé dans son ensemble comme contraire à la Constitution ».
    Comme le souligne M. Bruno Genevois dans son commentaire de cette décision, ce n'est pas tant le principe du contrôle qui posait le plus de problème que ses modalités dont la « durée excessive du sursis » (RFDA 9, septembre-octobre 1993 p. 877).
    Or, en l'occurrence, le législateur a réintroduit une procédure de contrôle préalable de la liberté du mariage, en confiant au procureur de la République le pouvoir de s'opposer au mariage au terme d'un parcours qui ressemble davantage à un parcours de combattant qu'à une histoire d'amour.
    En effet, aux termes de l'article 3 de la loi déférée, l'addition des différentes phases, administratives et judiciaires, de contrôle et d'opposition au mariage, peut conduire à suspendre la célébration du mariage pendant plusieurs mois.
    Cet article 3 de la loi prévoit notamment que :
    « Lorsque des indices sérieux laissent présumer que le mariage célébré devant une autorité étrangère encourt la nullité au titre des articles 144, 146, 146-1, 147, 161, 162, 163, 180 ou 191, l'autorité diplomatique ou consulaire chargée de transcrire l'acte en informe immédiatement le ministère public et sursoit à la transcription.


    « Le procureur de la République se prononce sur la transcription dans les six mois à compter de sa saisine.
    « S'il ne s'est pas prononcé à l'échéance de ce délai ou s'il s'oppose à la transcription, les époux peuvent saisir le tribunal de grande instance pour qu'il soit statué sur la transcription du mariage. Le tribunal de grande instance statue dans le mois. En cas d'appel, la cour statue dans le même délai. »
    Ce mécanisme peut donc aboutir à une opposition aux effets du mariage pendant six mois, plus un mois plus un mois, soit un total de huit mois pendant lesquels pèse une incertitude sur le mariage ainsi contracté. On doit ajouter que le texte ne précise rien quant aux délais précis qui s'imposeraient à l'autorité consulaire pour saisir le ministère public.
    Ce régime attentatoire à la liberté du mariage est, quoi qu'il en soit, gravement disproportionné au regard des éventuels bénéfices que le Gouvernement pourrait en attendre pour la sauvegarde de l'ordre public. Il s'agit d'une logique de suspicion et de contrainte généralisée pesant sur les étrangers.
    Le caractère manifestement disproportionné du présent dispositif se déduit a contrario de votre propre jurisprudence puisque vous avez validé une disposition d'une loi prévoyant la faculté pour l'officier de l'état civil, lorsqu'il existe des indices sérieux laissant présumer que le mariage n'est envisagé que dans un but autre que l'union matrimoniale, de saisir le procureur de la République. Mais, dans ce texte, celui-ci disposait seulement d'un délai de quinze jours durant lequel il pouvait, par décision motivée, autoriser le mariage, s'opposer à sa célébration ou décider qu'il y sera sursis pour une durée qui ne peut excéder un mois, renouvelable une fois par décision spécialement motivée. Cette décision pouvait être contestée devant le président du tribunal de grande instance qui statuait dans les dix jours. Vous aviez alors considéré que compte tenu des garanties ainsi instituées la procédure prévue par l'article 175-2 du code civil ne pouvait être regardée comme portant une atteinte excessive au principe constitutionnel de la liberté du mariage (décision du 20 novembre 2003).
    Or, encore une fois, en l'espèce, on voit combien les délais d'opposition et donc de suspension des effets du mariage sont beaucoup plus importants : huit mois minimum.
    De surcroît, cette incertitude pesant sur l'union matrimoniale ainsi voulue est de nature à perturber gravement le droit à mener une vie privée et familiale dont la valeur constitutionnelle est également reconnue par votre propre jurisprudence en écho à l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme.
    De tous ces chefs, la censure est certaine.


    II. - Sur l'article 7, § II, de la loi


    Le droit au regroupement familial qui se rattache au droit à mener une vie privée et familiale et, ensemble, l'article 34 de la Constitution tout également sont méconnus par le § II de l'article 7 de la loi critiquée.
    Cet article 7, § II, prévoit ainsi que :
    « Par dérogation aux articles 21 et 22 et sous réserve d'exceptions prévues par décret en Conseil d'Etat, lorsque, en cas de doute sur l'authenticité ou l'exactitude d'un acte de l'état civil étranger, l'autorité administrative saisie d'une demande d'établissement ou de délivrance d'un acte ou de titre procède ou fait procéder, en application de l'article 47 du code civil, aux vérifications utiles auprès de l'autorité étrangère compétente, le silence gardé pendant huit mois vaut décision de rejet.
    « Dans le délai prévu aux articles 21 et 22, l'autorité administrative informe par tous moyens l'intéressé de l'engagement de ces vérifications.
    « En cas de litige, le juge forme sa conviction au vu des éléments fournis tant par l'autorité administrative que par l'intéressé. »
    On mesure que ce mécanisme permet à l'autorité administrative de s'opposer pendant huit mois à une demande faite au titre du regroupement familial fait par un étranger en situation régulière au motif qu'il existerait un doute sur un acte d'état civil étranger.
    La durée de huit mois pendant laquelle l'autorité administrative peut s'opposer à ce qu'une famille se réunisse est, là encore, manifestement disproportionnée. D'autant plus que l'on doit considérer, au regard de l'article 34 de la Constitution, que le « doute » ouvrant cette faculté à l'administration n'est en rien qualifié et qu'aucune exigence d'indices étayant cette suspicion n'a été prévue par le législateur.
    La censure doit donc intervenir.

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