Saisine du Conseil constitutionnel en date du 23 juillet 2015 présentée par au moins soixante sénateurs, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, et visée dans la décision n° 2015-718 DC

Version initiale


  • LOI RELATIVE À LA TRANSITION ÉNERGÉTIQUE POUR LA CROISSANCE VERTE


    Monsieur le Président,
    Mesdames et Messieurs les Conseillers,
    Les sénateurs soussignés ont l'honneur de soumettre à votre examen, conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte.
    Les requérants estiment que la procédure suivie par la commission mixte paritaire lors de l'examen de ce projet de loi contrevient à l'exercice du bicamérisme tel que défini à l'article 45 de la Constitution et qu'elle est par ailleurs entachée d'un vice substantiel de procédure qui a empêché la commission de se prononcer.
    La loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte a été adoptée définitivement par l'Assemblée nationale le 22 juillet 2015. Elle a été examinée, au moment de la commission mixte paritaire, selon une procédure qui a empêché le fonctionnement normal du bicamérisme du fait de la décision unilatérale du président de la commission mixte paritaire de mettre un terme aux travaux de cette commission avant tout vote.
    Selon notre Constitution, le bicamérisme repose fondamentalement sur le dialogue entre l'Assemblée nationale et le Sénat en vue de l'adoption d'un texte commun : « Tout projet ou proposition de loi est examiné successivement dans les deux assemblées du Parlement en vue de l'adoption d'un texte identique » (article 45, alinéa premier, de la Constitution).
    Ce dialogue institutionnel se développe normalement par la navette entre les deux assemblées qui peut, certes, être suspendue, à l'initiative du Gouvernement, par la convocation d'une commission mixte paritaire, après deux lectures (ou une seule, en cas de procédure accélérée).
    Dans ce cas, loin d'être interrompue, la discussion entre les deux assemblées se poursuit au contraire entre députés et sénateurs au sein de la commission mixte paritaire, celle-ci constitue ainsi l'une des innovations majeures de la Ve République, dans la mesure notamment où il peut s'agir, dans certains cas, de l'avant-dernière tentative de conciliation, avant le recours par le Gouvernement au « dernier mot » de l'Assemblée nationale.
    De même que le Conseil constitutionnel a consacré, dans sa décision du 15 janvier 2015 (1), la possibilité de faire vivre le bicamérisme jusqu'au bout de la navette, et donc de prendre en compte, même en cas de dernier mot, tous les apports du Sénat, il paraît essentiel de veiller à ce que le dialogue bicaméral puisse se développer normalement en commission mixte paritaire, avec le souci de parvenir, dans la mesure du possible, à un accord.
    Tel n'a pas été le cas lors de la réunion de la commission mixte paritaire du 10 mars 2015, comme l'indique le compte rendu de cette commission publié par l'Assemblée nationale (voir annexe).
    Le constat d'échec a été, en effet, imposé par son président, M. François BROTTES, député, président de la commission des affaires économiques, sans vote ni même consultation des membres de la commission mixte paritaire, et ce malgré l'opposition du vice-président M. Jean-Claude LENOIR, sénateur, président de la commission des affaires économiques du Sénat.
    M. LENOIR ayant exprimé le souhait qu'il soit procédé à un vote sur la volonté de la commission de trouver un texte de compromis, M. BROTTES lui indiqua que « ce n'était pas l'usage et qu'il était de la responsabilité du président de la commission mixte paritaire de voir si un accord était possible après un débat » (2).
    Après un échange de vues général, au cours duquel M. LENOIR réitéra « sa demande de procéder à un vote sur l'article 1er » et considéra « que, s'il n'y était pas fait droit, le constat d'un échec de la commission mixte paritaire s'apparenterait à un véritable coup de force », M. BROTTES répondit « qu'il serait dommage qu'un accord en commission mixte paritaire aboutisse à un texte qui ne serait pas voté par l'Assemblée nationale » et, sans procéder à aucun vote ni même à une consultation des membres de la commission, leva la séance en déclarant constater l'impossibilité pour la commission mixte paritaire de parvenir à l'élaboration d'un texte commun.
    La décision de M. BROTTES de lever la réunion pour provoquer l'échec de la commission mixte paritaire sans avoir à procéder à un vote a modifié le résultat qui aurait été obtenu s'il avait laissé ses membres procéder à un tel scrutin :


    - d'une part, il ressort des interventions consignées au compte rendu qu'une majorité d'intervenants souhaitaient manifestement procéder à un vote sur l'article 1er ;
    - d'autre part, comme cela résulte nettement du compte rendu, et comme la presse spécialisée s'en est elle-même fait l'écho (3), c'est précisément parce qu'il anticipait au vu d'un premier tour de table qu'un vote sur l'article 1er aboutirait à un accord que le président de la commission mixte paritaire a choisi de lever la réunion (« il serait dommage qu'un accord en commission mixte paritaire aboutisse à un texte qui ne serait pas voté par l'Assemblée nationale »).


    S'il peut être admis que le Conseil constitutionnel ne veuille pas se livrer à un examen de détail des travaux internes des commissions mixtes paritaires, n'entendant ni « s'ingérer dans le fonctionnement d'un des organes les plus centraux et des plus “intimes” (.,) du Parlement » (4) ni examiner « la succession des votes durant la réunion de la commission mixte » (5), le Conseil doit conserver la possibilité d'exercer un contrôle minimum et de censurer l'absence de tout vote lors d'une commission mixte paritaire ou de toute consultation de ses membres lorsque cette carence aura été de nature à porter gravement atteinte aux exigences de clarté et de sincérité du débat parlementaire.
    Le pouvoir de constater l'échec de la commission mixte paritaire est une décision appartenant à la commission elle-même et non une prérogative à la discrétion de son seul président, surtout si un vote est formellement demandé.
    Le président de la commission mixte paritaire a pour seule fonction l'organisation des débats et travaux (prises de paroles, irrecevabilités, suspensions, etc.) de la CMP pour favoriser le rapprochement des positions ; il ne peut pas l'empêcher de prendre une décision par vote sous prétexte que le résultat de ce vote serait contraire à ses convictions personnelles. Ce rôle d'organisation est d'ailleurs corroboré par le fait qu'il ne dispose pas d'une voix prépondérante en cas de partage des voix. Les troisième et dernier alinéas de l'article 45 de la Constitution réservent explicitement à la seule commission la compétence d'élaboration du texte commun (« Le texte élaboré par la commission mixte […] » ; « Si la commission mixte ne parvient pas à l'adoption d'un texte commun […] »).
    Interprétant ces dispositions pour déterminer à quelles conditions et à partir de quel stade il était possible de constater l'échec d'une commission mixte paritaire, le Conseil constitutionnel a indiqué que, « lorsque la commission ne s'accorde ni sur la rédaction, ni sur la suppression d'une des dispositions restant en discussion, elle doit être regardée comme n'étant pas parvenue, au sens du quatrième alinéa de l'article 45, “à l'adoption d'un texte commun” ; que son échec peut être alors constaté pour l'ensemble des dispositions restant en discussion. » (6).
    En l'espèce, faute précisément d'avoir procédé à un vote sur l'ensemble du texte ou sur un article, et en l'absence évidente de consensus pour constater un échec (comme en témoignent les protestations du vice-président et d'un député), le président ne pouvait régulièrement lever la réunion pour en forcer la conclusion et constater l'échec de la commission mixte paritaire.
    L'échec d'une commission mixte paritaire, dont l'importance n'est pas à souligner puisqu'il détermine la suite de la procédure, doit résulter d'un vote formel ou, à tout le moins, d'un consensus. C'est un point de procédure essentiel qui mérite, compte tenu de l'incertitude de la pratique, une clarification de la part du Conseil constitutionnel.
    Aussi, eu égard au rôle essentiel des commissions mixtes paritaires pour favoriser un dialogue bicaméral approfondi et fructueux, les requérants estiment devoir soumettre la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte à l'examen du Conseil constitutionnel, sur le fondement du deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, afin qu'il statue sur la régularité de la procédure suivie en commission mixte paritaire au regard de l'article 45 de la Constitution.

    (1) Décision n° 2014-709 DC du 15 janvier 2015, loi relative à la délimitation des régions, aux élections régionales et départementales et modifiant le calendrier électoral. (2) Travaux de la commission, rapport déposé le 10 mars 2015 par Mmes Marie-Noëlle BATTISTEL, Sabine BUIS et M Philippe PLISSON rapporteurs, sous le numéro 2624 à l'Assemblée nationale, et par MM. Ladislas PONIATOWSKI et Louis NÈGRE, rapporteurs, sous le numéro 331 au Sénat. (3) « En cas de scrutin, le sénateur communiste Jean-Pierre BOSINO aurait fait pencher la majorité en faveur de la version des sénateurs, celle dont le Gouvernement ne veut pas. » (Contexte Energie, mardi 10 mars 2015, « Projet de loi transition énergétique : le récit de la CMP »). (4) Commentaire de la décision n° 2001-454 DC du 17 janvier 2002, loi relative à la Corse. (5) Tables d'analyses du Conseil constitutionnel, rubrique : « 1.5.6.12.6. Travaux de la commission mixte paritaire ». (6) Décision n° 2001-454 DC du 17 janvier 2002, loi relative à la Corse.
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