Saisine du Conseil constitutionnel en date du 20 février 2017 présentée par au moins soixante députés, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, et visée dans la décision n° 2017-748 DC

Version initiale


  • LOI RELATIVE À LA LUTTE CONTRE L'ACCAPAREMENT DES TERRES AGRICOLES ET AU DÉVELOPPEMENT DU BIOCONTRÔLE


    Monsieur le Président,
    Mesdames et Messieurs les Conseillers,
    Conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, nous avons l'honneur de déférer au Conseil constitutionnel la loi relative à la lutte contre l'accaparement des terres agricoles et au développement du biocontrôle, définitivement adoptée le 15 février 2017.
    Les articles 1er à 5 renforcent le rôle des sociétés d'aménagement foncier et d'établissement rural (SAFER) et étendent la portée de leur droit de préemption.
    L'article 1er impose que l'acquisition de foncier agricole doit se faire par l'intermédiaire d'une société dont l'objet principal est la propriété agricole. La commission mixte paritaire a précisé que les sociétés sont dispensées de l'obligation de créer une structure de portage foncier pour l'acquisition de terres agricoles qu'elles louent, à condition d'avoir un bail conclu avant le 1er janvier 2016.
    L'article 2 permet aux SAFER d'acquérir, à l'amiable, la totalité des parts de groupements fonciers agricoles ou ruraux, au-delà de la limite actuelle de 30 % du capital de ces sociétés agricoles.
    L'article 3 étend le droit de préemption des SAFER en cas de cession partielle de parts ou d'actions d'une société dont l'objet principal est la propriété agricole, lorsque l'acquisition aurait pour effet de conférer au cessionnaire la majorité des parts ou actions, ou une minorité de blocage au sein de la société.
    L'article 4 encadre le dispositif d'apport en société portant sur des immeubles agricoles, en créant une obligation de conservation pendant cinq ans des droits sociaux correspondant à l'apport en société de biens immobiliers agricoles.
    L'article 5 permet à une SAFER de maintenir sa participation au capital d'une société de personnes jusqu'à cinq ans, afin de rétrocéder les droits sociaux acquis.
    Comme l'indique le rapport de la commission des affaires économiques, ces articles s'apprécient de manière combinée (1). En effet, la société de portage créée en application de l'article 1er pourra faire l'objet du droit de préemption des SAFER en vertu des articles 2 et 3.
    Or, la lecture combinée de ces articles peut poser question au regard du respect de la Constitution. En effet, les requérants s'interrogent sur les atteintes portées au droit de propriété garanti par l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ainsi qu'à la liberté d'entreprendre et la liberté contractuelle qui découlent de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.
    Ainsi, en particulier, les articles 1er et 3 tendent à obliger les sociétés qui achèteraient des terres, ou des parts sociales d'une société existante, à devoir rétrocéder ces biens acquis à une nouvelle société dont l'objet principal est la propriété agricole. Par ailleurs, au regard de l'alinéa 3 de l'article 1er, la cession de la majorité des parts sociales de la première société entraînerait obligatoirement la cession des parts de la seconde société nouvellement créée.
    Ces dispositions sont de nature à entraver la liberté contractuelle : l'associé restant de la société historique devra exercer sur les biens en cause des droits concurrents avec un tiers qu'il n'aura pas choisi et avec lequel un dialogue efficace ne pourra s'instaurer s'agissant d'une société anonyme au fonctionnement complexe, sans interlocuteur identifié. De même, le droit de préemption de la SAFER sur les cessions de titres sociaux risque de contraindre les associés et le rétrocessionnaire, qui sera choisi, de s'associer, en méconnaissance du principe de l'affectio societatis qui découle de la liberté contractuelle.
    Votre Conseil rappelle régulièrement« qu'il est loisible au législateur d'apporter à la liberté d'entreprendre, qui découle de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, des limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l'intérêt général, à la condition qu'il n'en résulte pas d'atteintes disproportionnées au regard de l'objectif poursuivi » (2). Dans cette même décision, pour déterminer si le législateur avait porté atteinte à la liberté d'entreprendre, il s'est fondé sur « l'intérêt général de l'objectif qu'il s'est assigné et des modalités qu'il a choisies pour le poursuivre » (3).
    De même, en matière de droit de propriété dans le secteur agricole, votre Conseil a considéré « que, si le contrôle des structures agricoles concerne, en principe, l'exploitation d'un bien, il peut, dans certains cas, entraîner indirectement des limitations à l'exercice du droit de propriété, notamment en empêchant un propriétaire d'exploiter lui-même un bien qu'il a acquis ou en faisant pratiquement obstacle à ce qu'un propriétaire puisse aliéner un bien, faute pour l'acquéreur éventuel d'avoir obtenu l'autorisation d'exploiter ce bien » et que ces limitations doivent avoir « un caractère de gravité telle que l'atteinte au droit de propriété dénature le sens et la portée de celui-ci » pour être contraire à la Constitution (4).
    Le droit de préemption, quel que soit le secteur d'activité, doit être évalué au regard de la liberté d'entreprendre et du droit de propriété, comme a pu le montrer la jurisprudence récente de votre Conseil. Votre Conseil considère alors « qu'il est loisible au législateur d'apporter aux conditions d'exercice du droit de propriété des personnes privées, protégé par l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, et à la liberté contractuelle, qui découle de son article 4, des limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l'intérêt général, à la condition qu'il n'en résulte pas d'atteintes disproportionnées au regard de l'objectif poursuivi » (5).
    En l'espèce, ces articles ont pour objectif de lutter contre l'accaparement et la financiarisation des terres agricoles par des sociétés d'investissement, au détriment, notamment, du renouvellement des générations en agriculture. Cet objectif est légitime.
    Néanmoins, la question de la proportionnalité des dispositifs adoptés par rapport à l'objectif poursuivi peut se poser. En effet, sur les 570 000 hectares de terres agricoles qui ont été cédés en 2015 (pour 18 milliards d'euros), les SAFER n'ont pu préempter que 6 000 hectares (pour 54 millions d'euros), soit 0,6 % du nombre total des notifications de vente transmises par les notaires (6). Les moyens des SAFER restent donc faibles par rapport aux enjeux. Les pouvoirs qui leur sont donnés, alors même que les articles 1er à 5 porteraient atteinte à la liberté d'entreprendre et au droit de propriété, ne sauraient leur permettre de lutter contre l'accaparement des terres agricoles.
    Eu égard à sa jurisprudence, il est par conséquent utile que votre Conseil apprécie si les articles 1er à 5 portent atteinte à la liberté d'entreprendre et au droit de propriété et, le cas échéant, si ces atteintes sont proportionnées à l'objectif poursuivi.
    Souhaitant que ces questions soient tranchées en droit, les députés auteurs de la présente saisine demandent donc au Conseil constitutionnel de se prononcer sur ces points et tous ceux qu'il estimera pertinents eu égard à la compétence et la fonction que lui confère la Constitution.


    (1) Rapport n° 4363, 11 janvier 2017, p. 31.


    (2) Décision n° 2000-439 DC du 16 janvier 2001, « Loi relative à l'archéologie préventive », cons. 14.


    (3) Décision n° 2000-439 DC du 16 janvier 2001, « Loi relative à l'archéologie préventive », cons. 16.


    (4) Décision n° 84-172 DC du 26 juillet 1984, « Loi relative au contrôle des structures des exploitations agricoles et au statut du fermage », cons. 3.


    (5) Décision n° 2014-701 DC du 9 octobre 2014, « Loi d'avenir pour l'agriculture, l'alimentation et la forêt », cons. 18.


    (6) Source : www.safer.fr.

Extrait du Journal officiel électronique authentifié PDF - 248,8 Ko
Retourner en haut de la page